A l’occasion de la parution de sa biographie – The Ascent of John Tyndall: Victorian Scientist, Mountaineer, and Public Intellectual, un ancien texte…

En 1849, John Tyndall visite pour la première fois les Alpes. La glaciologie est une science encore au berceau,  De nombreuses questions non résolues agitent la communauté scientifique. Une en particulier paraît bien difficile à résoudre: comment un glacier, formé d’un matériau apparemment rigide et fragile, peut-il s’écouler vers les régions d’altitude inférieure jusqu’à atteindre des longueurs considérables lors des époques glaciaires?

L’origine des terrains erratiques qui couvrent les plaines d’Europe – et par là-même l’âge et l’évolution de notre planète – divisent les naturalistes du 18ème siècle: d’un côté les tenants d’une Terre biblique et jeune; de l’autre ceux d’une Terre bien plus ancienne, en constante évolution. Les observations s’accumulent et bientôt émerge l’hypothèse d’une ancienne et importante époque glaciaire expliquant les terrains erratique. La catastrophe de Giétro du 16 juin 1818 permet à Jean-Pierre Perraudin, montagnard doué d’un sens de l’observation, de convaincre des personnalités comme Jean de Charpentier, directeur des mines de sel de Bex, et Ignace Venetz, ingénieur du Canton du Valais, d’une extension des glaciers jusque dans la plaine du Rhône, voire au-delà. Ceux-ci font oeuvre de relais et dès 1837, la « théorie des glaciers » se développe sous l’impulsion d’Agassiz. Elle amène cependant de nouvelles questions. Comme le dit Tyndall dans l’introduction de « glacier des Alpes” :

“Aucun fragment de nature ne peut être étudié seul : chaque partie est rattachée à toutes les autres ; il arrive donc souvent que, en suivant les maillons de la loi qui connecte les phénomènes, l’investigateur se trouve emporté bien au-delà des ses premières intentions. » 

Né en1820, Tyndall est fils d’un modeste policier et rien ne le prédispose à une carrière scientifique. Mais sa force de travail, son caractère et son ambition intellectuelle le conduisent en 1848 à l’Université de Marburg pour une thèse « on a screw surface with inclined generatrix and on the conditions of equilibrium on such surfaces ». La cristallographie et l’acoustique le passionnent et il rencontre les éminents savants allemands que sont Clausius, Bunsen, Humboldt,… En 1849, il effectue son premier voyage dans les Alpes suisses. Nommé professeur à la Royal Institution en 1853, Tyndall il en vient à s’intéresser à la structure laminée de la glace, à la suite du naturaliste James Forbes. Afin de se forger sa propre opinion, il réorganise son deuxième voyage en Suisse (1856) pour visiter les glaciers de l’Oberland Bernois. La montagne ne le lâchera plus:

« Si j’avais su à l’avance, dit-il, les résultats de cet arrangement, j’aurais fait une pause avant de m’engager dans une étude qui a nécessité de moi tant de renonciation de mes anciennes investigations favorites ».

Tyndall s’engage en effet dans un long cheminement scientifique et personnel, mais aussi dans une longues série de disputes qui le poursuivront toute sa vie.  Très vite il se penche sur le problème clé (et disputé depuis près de 50 ans) du mouvement des glaciers. En 1856-57, premiers essais et premier article: « on the Structure and Motion of Glaciers ». Il reprend la théorie défendue par Forbes qui parle de viscosité de la glace. En compétition pour une médaille de la Royal Society, il se brouillera toutefois avec celui-ci, l’accusant de ne pas rendre suffisamment mérite à un français, le chanoine Rendu, qui parlait de ductilité dès 1841:

« et pourtant vous, connaisseur comme vous l’êtes de la littérature alpine et chaudement intéressé comme vous l’étiez par les discussions nées de cette littérature ; vous, dis-je, avez réellement oublié l’existence de cet évêque et eu besoin de temps pour vous convaincre de ses mérites, alors que ses théories vous avaient été présentées il y a trois ans devant un parterre d’amis« 

Le principal apport de Tyndall sera d’admettre explicitement dès 1861, et pour la première fois, la coexistence des deux mécanismes de mouvement, glissement et déformation :

« les glaciers ont un mouvement autre que celui qu’ils doivent à la quasi-plasticité de leur propre masse. La glace est glissante ; la glace peut fondre ; et, dans la mort des hivers, de l’eau coule le long du lit glaciaire…. Le glacier glisse en entier sur son lit rocheux ».

Il le démontre par l’étude des traces erratiques mais surtout par la première observation du sous-sol glaciaire:

« En descendant du sommet du Weisshorn ce 19 Août dernier, j’ai trouvé, sur les flancs d’un de ses glaciers, une portion de glace couvrant complètement un creux, par dessus lequel il avait été poussé sans y être pressé. Une surface considérable de la surface inférieure du glacier était ainsi exposée … Si l’outil d’un ébéniste l’avait travaillée, rien de plus régulier et de plus beau n’aurait pu être exécuté. Des sillons et des stries couraient côte à côte dans le sens du mouvement, et les plus profondes et les plus grandes étaient repoussées par des lignes plus fines produites par les aspérités les plus petites et les plus acérées du lit. La glace était en parfait état, et la poussière blanche des rochers sur laquelle elle avait passé et qu’elle avait érodés à son passage, y adhérait toujours. Le glissement avait ainsi été déduit de l’action de la glace sur les rochers ; l’observation ci-dessus conduit à la même déduction, de l’action des rochers sur la glace. »

Il exprime aussi l’équilibre des forces qui règlent ce mouvement :

“le glissement du glacier atteint un état d’équilibre lorsqu’est réalisé l’équilibre entre « la somme des résistances qui agissent sur lui … et la force qui le tire vers le bas. Ces résistances sont fournies par les aspérités nombreuses que la masse rencontre, et qui contrôlent incessamment sa descente, et rendent impossible une accumulation du mouvement.”

Tyndall ne serait pas Tyndall s’il s’était contenté de ces observations qualitatives. La science des matériaux est encore balbutiante. Si aujourd’hui les termes visqueux et plastiques s’appliquent à des comportements bien précis, la confusion règne encore au milieu du 19ème siècle. On retrouve les mots les plus divers pour décrire le comportement de la glace: 
— chez Bordier : matière coagulée, cire molle, flexibilité, ductilité ; 
— chez Rendu : pâte molle, ductilité ; 
— chez Forbes : fluide imparfait, viscosité, plasticité ; 
— chez Tyndall, plasticité, quasi-plasticité, viscosité. Dans les années 1840-1850, les expériences des frères James et William Thomson (mieux connu sous le nom de Lord Kelvin) mettent en évidence le comportement inhabituel de la glace, dont le point de fusion s’abaisse lorsque s’exerce une pression. Ce sera le point de départ d’une nouvelle théorie de la déformation par rupture puis regel. Tyndall effectue ses propres essais, démontre que des particules de glace peuvent se ressouder après moulage pour former un bloc compact. Cela ne lui suffit pas:

“Jusqu’ici nous nous sommes servis du fait du regel pour expliquer la plasticité de la glace de glaciers, sans essayer de trouver la cause du regel lui-même. Ce sont là, en effet, deux questions entièrement distinctes. Mais ce ne sera point perdre notre temps que de rechercher cette cause. On s’étonnera peut-être de voir des hommes de science consacrer leur attention à une si petite chose ; mais il ne fait pas oublier que rien n’est petit dans la nature. Les lois et les principes, voilà ce qui intéresse le plus l’homme qui étudie les sciences, et ils s’appliquent aussi bien aux petites choses qu’aux grandes.”

Cette rigueur dans la poursuite des causes, du macroscopique au microscopique, voilà qui caractérise Tyndall. Il n’a pas révolutionné la glaciologie, reprenant à son compte nombre de théories. Mais par le lien qu’il établit entre observations sur le terrain et expérience en laboratoire, par son approche pluridisciplinaire, il a contribué à façonner une science naissante. L’aspect pluridisciplinaire se retrouvera tout au long de l‘histoire de la glaciologie. C’est par exemple à John Weertman, un physicien spécialiste de la déformation des métaux, que l’on doit en 1957, cent ans après les premières expériences de Tyndall, la formulation mathématique du glissement des glaciers impliquant fusion sous pression et regel.

Par ses talents de vulgarisateur, Tyndall a fortement contribué à accroître l’intérêt pour la montagne. Mais il a encore, plus que tout autre scientifique de son époque, participé à la grande aventure alpine: 1860, première tentative au Cervin, 1861, première ascension du Weisshorn, et premier passage de l’Alt Weissthor par le couloir central, 1862, deuxième tentative au Cervin, 1868, première traversée du Cervin. Louisa (son épouse) et John séjournent presque chaque été dans le « nid d’aigle » qu’il a construit à Belalp:

« Les glaciers et les montagnes ont pour moi un intérêt qui va au delà de l’intérêt scientifique. Ils ont été pour moi des sources de vie et de bonheur. Ils m’ont offert des tableaux royaux et des souvenirs qui ne s’estomperont jamais. Ils m’ont fait sentir dans toutes mes fibres la bénédiction que peut être une humanité parfaite, faisant collaborer l’esprit, et l’âme, et le corps avec une harmonie et une force que ne dérangeaient ni l’infirmité ni l’ennui. Ils ont élevé mes joies à un plus haut niveau et ont permis à mon coeur d’aimer la Nature autant que vous le faites. »